« L'ampleur de la révolte a été un fait extraordinaire »

Octobre 2019 : Santiago manifeste contre l’augmentation des tickets de transports. Les manifestations s’étendent dans tout le pays. Contre sa classe ouvrière et sa jeunesse, Piñera décrète l’état d’urgence et déploie l’armée. Il est finalement contraint en avril 2021 à des élections pour qu’une Assemblée constituante réécrive la Constitution héritée du dictateur Pinochet. Sur tous ces événements majeurs, notre camarade, Joaquín Araneda, de notre organisation sœur au sein de la Ligue Internationale Socialiste Movimiento anticapitalista (Mouvement anticapitaliste) nous répond.

« L'ampleur de la révolte a été un fait extraordinaire »

1. Deux ans après le début des manifestations d’octobre 2019 contre la hausse des prix des transports, quelle est la situation politique, économique et sociale au Chili ?

La situation actuelle, du point de vue politique, économique et social est symptomatique de la révolte que nous vivons depuis 2019. La crise du régime et la polarisation, caractéristiques de la nouvelle étape que nous traversons depuis la révolte, continuent de s'exprimer même s'il est clair que nous sommes à un autre moment.

Il est important de se rappeler qu'au Chili, nous vivons une crise politique profonde qui a fait voler en éclats le récit de l'« oasis » capitaliste-néolibérale et celui de sa stabilité propagés par la bourgeoisie latino-américaine. C'est pourquoi l'ampleur de la révolte a été un fait extraordinaire et que deux mots d'ordre principaux ont été mis sur la table : « Dehors Piñera » et une Nueva Constitución (Nouvelle Constitution), c'est dire si le pouvoir a été remis en question et combien des changements structurels s'imposaient.

L'ensemble des forces soutenant le régime, craignant de perdre davantage le contrôle après les manifestations massives et la grève générale le 12 novembre, s'est précipité pour signer l'Acuerdo por la Paz (Accord pour la paix) et, trois jours plus tard, la Nouvelle Constitution. Ce pacte permettait de sauver Piñera, de garantir l'impunité pour l’atteinte aux droits de l'homme mais également de réglementer la Convención Constitucional (Convention Constitutionnelle, CC), en la limitant au pouvoir constitué et en mettant en place de nombreux verrous. Ce point est central, puisqu'il s'agit de la tentative de canaliser la force sociale par les canaux institutionnels, le Frente Ampio (Front Large, FA) ayant signé un Accord pour la paix avec la droite « pinochétiste », le Partido Communista (Parti communiste, PC) se chargeant de son côté de désarticuler la continuité de la grève.

Deux ans après ce processus, c’est l'Accord pour la paix qui domine le paysage. Néanmoins les fissures créées par la révolte se sont manifestées dans le vote de 80% pour l'approbation du changement constitutionnel et dans l'entrée d'indépendants dans la CC, avec toutes les limites que l’on peut trouver à ce processus électoral. Ce phénomène positif au niveau politique ne s'est pas poursuivi lors des dernières élections législatives et présidentielles, essentiellement en raison de l'absence d'alternative. Mais, même ainsi, les dernières élections ont montré un panorama de polarisation sociale et de rupture avec les partis des « 30 ans »1, qualifiant pour le second tour l'ultra-droitier Kast et Gabriel Boric du conglomérat FA-PC, les partis traditionnels étant désormais en crise.

Aujourd'hui, un débat s'est ouvert dans le pays sur le rôle de l'extrême droite. Pour notre part, nous estimons qu'il s'agit d'un symptôme de la faillite des vieux appareils et de la crise de la droite classique et de l'ancienne Concertation même si, dans un contexte d’enracinement de la crise économique qui frappe durement la classe ouvrière, la gauche radicale est faible au Chili et la gauche parlementaire ne répond pas aux préoccupations sociales. Plus qu'un « virage à droite », la polarisation sociale et politique s'exprime dans un contexte d’affaiblissement structurel du modèle capitaliste néolibéral chilien. La nouvelle étape ouverte par la révolte n'est pas encore close, elle continue son cours avec ses limites et ses contradictions.

2. Piňera, s’il vient d’échapper à la procédure de destitution suite aux révélations des Pandora Papers concernant la vente d’une compagnie minière, peut-il remporter les élections présidentielles prévues en novembre et décembre 2021 ?

Piñera a reçu pour la seconde fois une accusation constitutionnelle ; la première avait eu lieu en pleine révolte dans le contexte de la montée des violations des droits de l'homme. Aujourd’hui, avec le scandale des Pandora Papers, l'accusation a été adoptée par les députés mais pas par le Sénat. Le centre-gauche parlementaire utilise ce recours en sachant qu’il ne mènera à rien ; cela lui permet en ces temps de campagne électorale de jouer un supposé rôle d’opposant dans ce scandale mondial qui démontre la profondeur de la corruption du capital.

Les partis de droite hégémoniques des années post-dictature sont en crise profonde, tout comme l'ancienne Concertation. Lors des élections primaires pour la présidentielles qui se sont tenues en juillet de cette année, le bloc de droite qui gouverne avec Piñera a essuyé son premier revers en élisant à sa tête un « nouveau » visage, Sebastián Sichel, un candidat incarnant la continuité avec le gouvernement actuel.

La rupture avec ce que représente Piñera et les liens politiques d'affaires avec lesquels Sichel est impliqué, ont conduit le bloc de droite à une spirale de crise, même avant les élections du 21 novembre, l’empêchant de mener campagne, affaibli par l’enquête en cours mais aussi par l'irruption de l'ultra-droite. Lors des élections du 21 novembre, le bloc de droite était en quatrième position, signe des difficultés présentes ; désormais, la droite essaie de reprendre la main pour le deuxième tour, via Kast, candidat de l’extrême-droite, ce qui ne se fera pas sans heurts.

La réalité est qu'il y a une profonde réorganisation des représentants du régime et un renouvellement - par la force - de qui commandera : ce qui se passe à droite en est l'expression.



3. Où en est-on de la rédaction de la Nouvelle Constitution et que peut-on en attendre ?

Comme nous l'avons dit précédemment, la Convention Constitutionnelle est partie prenante de l'Accord pour la paix et de la Nouvelle Constitution. Ce processus négocié a ses limites : par exemple, les accords de libre-échange doivent être respectés ; par exemple, il est exigé un quorum supra-majoritaire des deux tiers pour l’adoption des articles de la Constitution. Autrement dit, maintenir le modèle extractiviste2 et garantir une forme délibérative qui donne du poids à la minorité conservatrice.

Même avec ces contradictions, la Convention Constitutionnelle a reçu un grand soutien social et plusieurs candidats « indépendants » ont été élus au scrutin conventionnel. Notre organisation, le Movimiento Anticapitalista (Mouvement anticapitaliste) a obtenu un vote exceptionnel, à l’occasion de ce virage à gauche. Mais malheureusement, le peu de maturité de l'organisation née de ce processus, la Lista del pueblo (liste du peuple), qui réunissait plusieurs indépendants, s'est soldée par une auto-liquidation en raison de sa nature bureaucratique et antipolitique. Cela a désarmé une partie des attentes placées dans la CC et a laissé la place aux forces traditionnelles pour contenir le processus.

Ce point, qui s'est accompagné d'une offensive interne du Front Large pour s'articuler avec l'ancienne Concertation et le droit au respect de l'Accord, a abouti à une Constituante peu en harmonie avec les aspirations profondes du mouvement social en raison de la dynamique interne qu'elle porte. Résultat institutionnel de la révolte, elle isole les perspectives de la « rue » et les changements nécessaires par la mobilisation, et se transforme en chambre de confinement et d'accords internes. Le processus suit son cours mais dans le respect du pouvoir constitué, c’est-à-dire soumis au Congrès et autres institutions à la manœuvre. Il a donc de nombreuses limites et n’est pas prêt de satisfaire les revendications sociales qui ont favorisé le changement constitutionnel, en particulier dans un scénario d'aggravation de la crise économique.

Par conséquent, une conclusion centrale est que l'absence d'alternative révolutionnaire contribue négativement à la possibilité de surmonter le « confinement institutionnel ». Pour autant, le processus n'est pas clos, les heurts ne pourront que recommencer face aux attentes des masses et contre la volonté des dirigeants. C'est pourquoi il est central que nous préparions l'avenir et nourrissions les défis du présent avec un horizon anticapitaliste et socialiste, tout en accélérant l'expérience sociale et politique en cours dans la Convention constitutionnelle.



Entretien réalisé le 30 novembre 2021



Dernière minute : Boric a été élu président de la République le dimanche 19 décembre.



  1. En référence au slogan des manifestations d’octobre 2019 : « Ce ne sont pas 30 pesos, ce sont 30 ans ».

  2. Le modèle extractiviste fait référence à l’exploitation massive et industrielle des ressources de la nature et de la biosphère, sans tenir compte des enjeux éthiques, socio-économiques et environnementaux.

Modifié le dimanche 16 janvier 2022
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